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Vie de peintre, vie d’un lieu 

By Emmanuel KHOURY                      24/12/2019                                                                    

Une exposition des peintures de Balsam Abo Zour s’est tenue du 6 au 14 décembre à Mansion, Zokak el-Blatt. Le point sur la rencontre entre Mansion, un lieu culturel alternatif beyrouthin condamné à la fermeture, et la peintre libanaise. Plongée dans l’inconnu.

Puisque tout autour de nous est en proie au plus profond bouleversement, que le pays entier est en train de plonger dans le vague et l’incertain, qu’en est-il actuellement des artistes et penseurs et de ceux qui se battent pour les aider à vivre ? Une bien triste nouvelle : un des havres alternatifs beyrouthins parmi les plus actifs est sur le point de fermer ses portes. Mansion, situé dans le quartier de Zokak el-Blatt, une immense maison transformée par une communauté autorégulée en véritable foyer d’arts, de penseurs, d’étudiants, d’activistes, va être récupéré par son propriétaire initial.

 

Cela faisait 7 ans que ce dernier avait généreusement prêté ce lieu pour que des citoyens aspirant à un autre monde que celui du néolibéralisme puissent se réunir et former un espace public de réflexion et de création. Et il se trouve que depuis un an et demi, une des dernières arrivées en résidence dans la communauté n’était autre que la peintre Balsam Abo Zour. « Beyrouth est tellement chère. Je cherchais un studio mais ne trouvais rien à des prix abordables. Mansion était l’endroit parfait pour moi, qui n’ai pas de connexions au sein du système marchand de l’art, ni de galerie ni de curateur. Et ce que j’ai produit ici en un an et demi équivaut à ce que j’ai pu faire auparavant en 4 ou 5 ans : les interactions entre les membres sont tellement enrichissantes, ça pousse à la productivité. On sent qu’on appartient à un monde foisonnant sans être coupé de la réalité extérieure. C’est tellement rare pour un artiste », révèle avec nostalgie cette artiste libanaise de 37 ans.

 

Connue pour ses grandes toiles au style semi-figuratif, sombre, déroutant, sensualiste et expressif à la fois, où se joignent dans une fusion transfigurative des éléments oniriques et symboliques, Balsam Abo Zour a exposé au cours de cette dernière décennie à la galerie Agial, au musée Sursock, à Paris. Mais aujourd’hui, à la veille d’un voyage de trois mois à New York, comment son destin a-t-il fini par croiser celui de Mansion ?

 

 

Sombre bohème

Née à Tannoura (caza de Rachaya) en 1982, Balsam Abo Zour est placée dès l’âge de 6 ans à Beit al-Yateem, un orphelinat situé à Abey (caza d’Aley), sa famille étant incapable de subvenir à ses besoins et à ceux de ses frères et sœurs. Elle y restera jusqu’à ses 18 ans, en l’an 2000. « C’était terriblement dur. Je n’ai pas du tout apprécié ce que j’y ai vécu. C’était un cauchemar », se souvient-elle.

 

De sa petite enfance, l’artiste s’est forgé le souvenir d’un homme ayant perdu son bras pendant la guerre, une image qui la marquera durablement sur le plan psychique : « J’ai grandi avec la vision de ce bras mort. J’étais dégoûtée par cette forme atrophiée, et le paradoxe avec son autre bras vivant me troublait : je ne savais pas à l’époque que cette vision allait se projeter dans mon esprit comme une transfiguration du corps mort. Je suis restée bloquée sur la forme tout le reste de ma vie. »

 

En sortant de Beit al-Yateem, le tableau reste obscur : « Les deux années qui suivirent étaient tout aussi terribles. C’était en réaction aux douze ans passés dans l’orphelinat. J’étais antisociale, seule. »

 

Elle s’efforce toutefois de rattraper le retard et prend des cours du soir à Bchamoun pour obtenir son baccalauréat. Diplôme en poche, elle s’inscrit d’abord à l’Université libanaise en cours de maths et physique, avant de se rendre compte à mi-parcours que là ne réside pas sa véritable vocation. En 2004, elle intègre la faculté des beaux-arts de l’UL, où elle est repérée en 2009 par son professeur, l’artiste Mohammad el-Rawas. C’est lui qui la met en contact avec Saleh Barakat. En 2010, elle expose pour la première fois à Agial, la première galerie du collectionneur et dénicheur de talent libanais. « C’est après cette exposition que j’ai décidé d’intégrer l’ALBA. J’y suis restée jusqu’en 2012. »

 

En sortant, elle fait une résidence à Ashkal Alwan. « Christine Tohmé, la directrice fondatrice de Ashkal Alwan, appréciait mon énergie et mon travail, elle m’a confié un studio gratuitement pendant 4 ans. » Balsam Abo Zour produit et arrive à vivre de son art en participant à de nombreuses expositions collectives. En 2015, elle exposera à Paris, puis au musée Sursock en 2017 et 2018. Sa peinture plaît : très dense, organique, elle rappelle parfois les œuvres torturées de Francis Bacon, avec ce quelque chose de surréaliste qui suscite l’imagination et provoque l’original et l’unique. Ce quelque chose de symbolique, prenant racine dans des formes atypiques, n’est pas sans rappeler ces visuels déformés et condensés à travers lesquels l’inconscient semble se manifester dans les rêves.

 

« Chacun d’entre nous a vécu une vie avec sa propre intensité, avec son lot de souvenirs plus ou moins lourds à porter, et parfois la mémoire revient par accident. Je suis très sensible à tout ce qui se passe autour de moi. Je ne sais pas ce que je peins avant de le peindre, mais je suis certaine qu’à chaque fois, une certaine quantité de vécu appartenant à mon passé resurgit. Le temps est une des sources de mon inspiration. Ma mémoire ne peut rattraper tout ce qui a eu lieu dans mon passé, mais le moment où je produis, je suis en train de vivre quelque chose qui est ancien en moi. J’expérimente mon passé chaque fois que je crée : quelque chose dans le présent fait flotter le passé à la surface. Les personnages qu’il y a dans mes tableaux, qu’il s’agisse d’un homme, d’une femme, d’un enfant, c’est toujours moi pris dans les transformations du temps. »

 

« Quand nous sommes arrivés, c’était une forêt à l’intérieur »

Les dix peintures exposées du 6 au 14 décembre à Mansion sont antérieures à la révolte populaire du 17 octobre. « Pour moi, la révolution a déjà commencé il y a des années. Ce qui se passe aujourd’hui n’en est que l’explosion. »

 

En 2015, elle était déjà dans la rue, elle a connu des combats avec les forces de l’ordre. Après cet événement, elle perd espoir : « J’étais pleine d’amertume. J’ai cessé de croire que les gens pouvaient changer quelque chose. Mais ce qui se passe depuis le 17 octobre me rend espoir dans l’humanité. »

 

Cet espoir, elle semble l’avoir aussi trouvé au sein de la communauté de Mansion. Elle y a travaillé depuis un an et demi, grâce à des contributions : « C’est une communauté qui ne fonctionne pas par l’argent. On peut obtenir un espace de travail à condition d’y mettre du sien. Il y a des réalisateurs, des graphistes, des peintres, des musiciens, des étudiants, il y a des groupes qui s’occupent de la maintenance, de l’organisation du lieu, d’autres qui organisent des ateliers… » explique-t-elle.

 

 

Basé sur le partage

Lancé par Ghassan Masri et Sandra Iché en 2012, Mansion a été conçu comme un lieu où l’argent ne pourrait limiter la créativité, la réflexion et l’esprit de fraternité entre des individus aspirant au changement. Ghassan Halwani, un des plus anciens membres de Mansion (un réalisateur qui s’est fait connaître pour le film Erased, ascent of the invisible), revient sur la création du lieu : « Nous suffoquions à Beyrouth en raison de l’économie libérale qui transforme tout espace en investissement possible. Nous suffoquions dans nos maisons. Nous avions besoin d’un espace alternatif sans structure ni hiérarchie où des artistes et gens engagés peuvent penser et construire leur travail. »

 

Ainsi, des débats, des ateliers, des projections de films, des performances théâtrales, des expositions d’art ont été conduits là pendant 7 ans. « On peut réserver un bureau pour 25 dollars par mois et avoir accès aux facilités du lieu, tout est basé sur le partage. Il y a une grande salle à l’étage qui peut servir de salle de danse ou de yoga, et il y a un studio de son, au sous-sol. Pour 5 000 livres par jour… » explique le réalisateur. Mais, il y a 2 mois, ce rêve a pris un sérieux coup dans l’aile, quand le propriétaire a annoncé qu’il donnait un an aux locataires de Mansion pour plier bagage. Conséquence de la crise économique ? Lui qui n’avait jamais investi cette maison construite pour une famille riche à la fin du XIXe siècle, a décidé de la récupérer, au grand détriment des 25 résidents réguliers et des centaines de Libanais qui y trouvaient un lieu de cohésion sociale et de productivité intellectuelle et artistique…

https://www.lorientlejour.com/article/1199796/vie-de-peintre-vie-dun-lieu.html

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